Ou Chrono-Spiritualité
LE VRAI OU L’EFFICACE ?
Une des questions qui taraude le plus les esprits occidentaux qui abordent les instruments métaphysiques taoïstes (divinatoires, osons le mot), c’est celle-ci : « Oui, mais est-ce que c’est vrai ? ». Formulé sous une forme un peu plus fermée : « Mais comment peut-on croire à ce genre de trucs ? ».
Dans les deux cas, l’esprit occidental s’appuie sur un paradigme (par définition indémontrable) et évidemment imperceptible qui cherche le Vrai, au sens platonicien du terme. Ceci étant dit, et même s’ils avaient des idées opposées sur un certain nombre de sujets , ce fondement n’est pas très différent de celui de Démocrite, qui considérait le réel comme étant fait de parties insécables (les a-tomes) et de vide.
Dans les deux cas, la pensée occidentale se méfie résolument des organes des sens, et des « choses sensibles » qu’ils nous donnent à percevoir, car faussant la perception du réel sous-jacent. On retrouve ce même type de raisonnement dans de nombreuses spiritualités encore aujourd’hui.
Notons que dans une vision platonicienne, la réalité matérielle apparente n’est qu’un aspect négligeable, qui nous cache la perception de l’âme, supérieure et antérieure au monde manifesté. Dans une telle perspective, on ne peut qu’en déduire que le matériel s’oppose à la vie de l’âme et que de ce fait, ressources et richesses sont directement opposées à la vraie vie, qui ne peut qu’être spirituelle. On retrouve ici l’origine du clivage violent, bien que souvent caché, entre matérialité et spiritualité dans l’esprit occidental.
La pensée chinoise n’a jamais pensé le monde de cette manière. Issue d’une pensée paysanne, sédentaire, celle-ci a très tôt pensé le réel en termes cycliques et non pas en termes linéaires visant un ultime définitif. Dans une pensée paysanne et cyclique, il apparait rapidement évident que lorsque les choses ne sont ni visibles, ni palpables (sensibles), elles existent tout autant que lorsqu’elles se donnent à voir. Pourquoi ? Simplement parce qu’elles ressurgissent…au bon moment.
Cela entraîne directement deux conséquences : pour qu’une chose soit considérée existante (donc vraie au sens chinois), elle doit d’une part produire un effet (un EFFICACE) puisque la chose invisible un moment ressurgit plus tard, sous forme d’une croissance. Par ailleurs, ce vrai n’est vrai que durant un temps déterminé, d’où l’immense importance attachée à la temporalité dans la spiritualité chinoise, qui est dans les faits une chrono-spiritualité.
Une « vérité », au sens chinois, n’est donc jamais une vérité absolue et valable en tout temps. Elle est vraie dans un contexte donné et à un moment donné, et n’a aucun besoin de l’être dans d’autres circonstances. Elle le redeviendra peut-être plus tard, si les conditions le permettent.
Dans une telle pensée, l’étude de l’invisible, aussi réel que le visible, est une évidence : comme il est aussi réel que le visible on doit l’étudier avec la même rigueur, mais en employant des outils qui sont taillés pour le faire : d’où l’émergence de nombreux systèmes métaphysiques (Bazi , Yijing, Qimen, Da Liu Ren, Zi Wei Dou Shu, Feng Shui, etc…) toujours bien présents aujourd’hui dans la culture asiatique. Ce sont les outils appropriés pour définir, quantifier et utiliser cet invisible au bon moment.
Cela a une conséquence immense en termes de pratique spirituelle : dans une telle pensée, l’Efficace (Ling 灵) est la preuve du réel et donc du vrai. La capacité à manifester, sous une forme ou une autre, à créer, à rendre tangible, ou à modifier le réel, est la preuve du lien au ciel et du mandat céleste. Par ailleurs, une telle manière de voir le monde ne laisse pas la place à une différence entre matérialité et immatérialité : l’une est obligatoirement la condition de l’autre.
Aussi, il n’y a aucune incitation à se détourner du matériel comme condition pour atteindre le spirituel. C’est même l’inverse : dans une telle vision du monde, l’incapacité à produire (manifester) de l’abondance devient suspecte, car cela dénote un éloignement de l’Efficace (Ling), qui en lui-même prouve « la vertu des esprits Shen 神 et l’expression de l’Efficace des puissances célestes » (définition du dictionnaire Grand Ricci). Ne pas produire d’abondance c’est donc être éloigné du Ciel.
Je précise que certaines écoles taoïstes, notamment issues du Quanzhen, défendent un autre point de vue, mais elles sont celles qui sont le plus influencées par le Bouddhisme, et ne représentent de loin pas toute la pensée taoïste. Il est d’ailleurs piquant de voir que les maîtres Quanzhen sont souvent très « efficaces » au sens décrit plus haut, sans que cela ne leur pose aucun problème avec leur corpus « théorique ».
Dès lors, je vous invite à interroger certaines idées qui semblent évidentes et « universelles » sur la spiritualité, car en réalité, elles ne le sont pas du tout, même si elles représente une norme sous nos latitudes. Mais d’après ce que je constate souvent, cette norme est castratrice dans un trop grand nombre de cas, malheureusement.
On peut être parfaitement à l’aise avec la matérialité en étant dans le même temps parfaitement aligné avec des valeurs spirituelles. En tout cas, c’est ce que j’observe depuis des années avec les dizaines de maîtres, hommes et femmes, rencontrés en Chine et en Asie.
Il est toujours intéressant d’observer sa propre culture à partir d’un autre point de vue.
Bonne observation et pratique !
Fabrice Jourdan
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